Laurent Fabius pourrait bien créer la surprise le 16 novembre
(Le Nouvel Observateur - 19-25 octobre 2006.)
Carré et direct. Concret et sans complexes. Le mal-aimé du parti la joue à l'ancienne. Rien à voir avec la stratégie de la reine des sondages.
C'est la fin du discours. La voix se mouille et baisse d'un ton. Laurent Fabius évoque la fragile alchimie de la victoire, ces petits signes qui grandissent avec le temps. D'abord l'espoir de vaincre, puis la fierté, l'envie et enfin la certitude. « J'ai connu ces instants en 1981, ils comptent parmi les plus beaux de ma vie. Je voudrais pouvoir offrir un succès de même ampleur au peuple et à la gauche. » Samedi 14 octobre, c'est la Fête de la Gerbaude à Marcillac (Gironde). Au pied de l'estrade, dans les assiettes, le sauté de canard refroidit. Comme chaque année, les socialistes du cru se retrouvent pour célébrer la fin des vendanges.
Le candidat à l'investiture laisse parler son cœur en terrain conquis. La Gironde a toujours figuré en bonne place sur la carte de ses fidèles. A la tribune, élus et responsables locaux se succèdent pour saluer, les uns après les autres, « le fils spirituel de François Mitterrand ». Méditatif, Fabius accueille le compliment en dodelinant comme un métronome. A ses côtés, Gilbert, l'autre fils, le « vrai », acquiesce. Le 16 novembre il votera pour Laurent, par « fidélité amicale » mais aussi parce qu'il suit la bonne stratégie. Celle du Père : « rassembler les socialistes pour rassembler la gauche ensuite ». Dans son discours, Fabius a évoqué sa révolte contre les injustices, les salaires de misère, les pensions modestes, et même la participation des communistes au gouvernement. Le temps semble s'être arrêté sur les premières côtes de Blaye. Un parfum d'années 1980 flotte dans la salle. Il résonne même, par la voix de Jean-Louis Aubert (ex-Téléphone), dont la chanson « Temps à nouveau » a été choisie comme hymne de campagne.
On est loin des canons à confettis qui clôturent les meetings de Dominique Strauss-Kahn ! Loin aussi de l'ambiance réunions Tupperware des raouts de Ségolène Royal. Sûr de son héritage, Fabius la joue classique, à l'ancienne. Trop peut-être. Et pourtant. Malmené par les sondages qui sourient à ses deux rivaux, dédaigné par la presse, conspué par une partie de son camp, le député de Seine-Maritime pourrait bien créer la surprise le 16 novembre.
Pas la grande surprise, bien sûr. Personne ne le voit, au soir du premier tour, damer le pion à Ségolène Royal. Le match paraît trop inégal : moins de caciques derrière lui, moins de soutiens dans les fédérations, moins de succès chez les nouveaux adhérents... Mais personne ne croit non plus à un Fabius scotché aux 10% d'intentions de vote des sympathisants socialistes que lui promettent des sondages aux méthodes contestables. A la veille du premier débat télévisé, les pointeurs de la rue de Solférino, qui ne comptent pas parmi ses partisans, le plaçaient devant Dominique Strauss-Kahn, avec un score avoisinant les 24%. Soit quelques points de plus que lors du congrès du Mans, il y a tout juste un an.
Fabius, qui a toujours dévoré les sondages, assure désormais ne plus goûter cet exercice. Il sait qu'il fera plus que ce que lui annoncent les journaux. Il sait aussi, dit-il, qu'une fois désigné « le candidat socialiste, quel qu'il soit, sera mécaniquement crédité de 50% des intentions de vote ». Combien lui faut-il pour se qualifier pour un second tour ? Chez les fabiusiens, les calculettes tournent à plein régime. Mais à vide ! Bien malin qui pourra dire comment voteront les 65 000 nouveaux militants. « Fatigué, mais ultradéterminé », selon un de ses proches, Fabius refuse de livrer son pronostic. Il préfère afficher une sérénité sans faille. « Si le débat porte vraiment sur le fond, je gagnerai», crâne-t-il. Histoire de montrer ses muscles, mais aussi de laisser entendre, s'il perd, que le superficiel l'aura emporté chez les militants.
Sur quoi reposent les espoirs de la maison Fabius ? Sur une poignée de ralliements, d'abord. Vieux crabes et jeunes pousses, archéos et rénovateurs, Fabius a vu venir à lui des personnalités d'horizons divers, notamment des déçus de l'ancien courant NPS (23,54% des voix au congrès du Mans). Arnaud Montebourg et Vincent Peillon, les frères ennemis de la rénovation, pensaient apporter leurs troupes respectives dans la corbeille de Ségolène Royal. Le premier n'a pas su convertir tous ses partisans, à commencer par son secrétaire général, le nordiste Michaël Moglia, numéro deux de son mouvement. Le second a largué en route les autres dirigeants de NPS qui ne partagent pas son enthousiasme pour la favorite des sondages.
Benoît Hamon, cofondateur du courant, votera ainsi Fabius sans « se boucher le nez », par souci de « cohérence ». « Quand on imagine les rendez-vous de l'après-présidentielle, on se dit que le seul homme d'expérience qui sache apporter des réponses, c'est lui. » Plusieurs proches d'Henri Emmanuelli partagent cette analyse. Une bonne partie du MJS aussi. Fabius espère d'autres ralliements. Il voudrait surtout qu'ils parlent haut et fort. Car - c'est à la fois la faiblesse de sa campagne et le ressort de sa surprise -beaucoup de ceux qui voteront pour lui le feront en silence. Par élimination et non par adhésion. On en trouve même chez les amis de Jospin qui l'ont combattu sans relâche depuis vingt ans. « Dans ma famille, chez mes amis, dans le parti, au plan local comme national, j'entends dire qu'il faut oublier les vieux combats de Rennes et du référendum européen. Aujourd'hui, la seule question qui vaille, c'est : qui a la bonne taille pour l'habit de président ? Qui saura faire ? Et la réponse qui vient, le plus souvent, c'est Laurent », témoigne un grognard du tout premier cercle jospiniste, qui n'exclut pas de s'y résoudre mais refuse de le dire ouvertement.
A-t-on jamais remporté une victoire avec une armée de « malgré-nous » ? C'est la principale inconnue de l'équation Fabius. L'autre porte sur une question de timing : il ne reste qu'un mois avant le premier tour de la primaire socialiste. Court, très court pour combler le retard sur Ségolène, même si « Laurent a appris auprès de Mitterrand que rien n'est jamais joué jusqu'à la dernière minute, confie un proche. Il croit au talisman de la chance qu'on tient dans sa main ». Formidable Sarah Bernhardt sur une estrade, l'ancien Premier ministre a prévu de tout donner dans les confrontations avec ses « compétiteurs », comme il les appelle. « Les débats seront rudes contre la droite, raison de plus pour s'entraîner », ironise-t-il.
Matthieu Croissandeau